"Quand j'étais enfant, il y avait, devant la maison de mes grandes vacances, une prairie et, au delà de cette prairie, une route presque toujours déserte. Le dimanche après-midi, pourtant, je regardais passer les groupes de paysans qui regagnaient leurs métairies perdues dans les pins. Or, ceci me frappait: les hommes avançaient le bras ballants, balançant leurs mains énormes et vides. Les femmes suivaient, chargées comme des ânesses de paquets et de paniers. Quand nous visitions une métairie, il m'arrivait souvent d'entendre les parents se plaindre de ce qu'ils n'arrivaient pas à faire leur travail; ils attendaient avec impatience que leur fille eût quinze ans et trois mois, pour qu'elle pût se marier et leur fournir un travailleur de plus. Telle était l'unique raison d'être des filles: amener un ouvrier adulte à la maison. Aussi, à peine avait-elle atteint l'âge requis que nous nous étonnions de voir arriver, précédée du violon et habillée de blanc, la petite métayère qui était encore une enfant. Il est vrai que si, très peu de temps après, alors que nous traversions un champ de millade, une créature sans âge se redressait pour répondre à notre salut, nous avions peine à reconnaître, dans cette femme déjà détruite, la petite fille de naguère. Tandis que l'homme résinait les pins, les femmes étaient chargées de travailler aux champs, ce qui était beaucoup plus pénible. Et, bien entendu, elles assumaient tous les soins du ménage: j'ai connu une paysanne qui, dans toute sa vie, ne s'était jamais assise pour manger, sauf aux repas de noce et d'enterrement. Rien n'interrompait leur tâche mortelle, pas même les grossesses. A peine délivrées, la plupart recommençaient de trimer, sans prendre les quelques jours de repos nécessaires. Beaucoup mourraient; c'était la seule manière pour elles de s'arrêter. Les autres traînaient jusqu'à la fin de leur vie toutes les misères qu'il est facile d'imaginer. Il est probable, il est même certain que les choses ont changé aujourd'hui; mais j'avoue que rien ne m'étonne plus que le scandale suscité chez nous par tout ce qu'on nous raconte de l'Inde et de la condition misérable des femmes indoues."
François Mauriac, "Essais, le Romancier et ses personnages, II", 1933.
Source photo: Google Images.
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