"La guerre n’est pas une catastrophe, c’est un
moyen de gouvernement. L’état capitaliste ne connaît pas les hommes qui
cherchent ce que nous appelons le bonheur, les hommes dont le propre est
d’être ce qu’ils sont, les hommes en chair et en os ; il ne connaît
qu’une matière première pour produire du capital.
Pour produire du
capital, il a à certains moments, besoin de la guerre, comme un
menuisier a besoin d’un rabot, il se sert de la guerre. L’enfant, les
yeux bleus, la mère, le père, la joie, le bonheur, l’amour, la paix,
l’ombre des arbres, la fraîcheur du vent, la course sautelante des eaux,
il ne connaît pas. (...) Il n’a de lois que pour le sang et pour l’or.
Dans l’état capitaliste, ceux qui jouissent ne jouissent que de sang et
d’or. (...) L’état capitaliste nous cache gentiment le chemin de
l’abattoir (...).
Je préfère vivre. Je préfère vivre et tuer la
guerre, et tuer l’état capitaliste (...) je ne veux pas me sacrifier. Je
n’ai besoin du sacrifice de personne.
Je te reconnais, Deveudeux,
qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l’hôpital, en
attaquant le fort de Vaux. Ne t’inquiète pas, je te vois. Ton front est
là bas sur cette colline posé sur le feuillage des yeues, ta bouche est
dans ce vallon. Ton oeil qui ne bouge plus se remplit de poussière dans
les sables du torrent. Ton corps crevé, tes mains entortillées dans tes
entrailles, est quelque part là bas sous l’ombre, comme sous la capote
que nous avions jetée sur toi parce que tu étais trop terrible à voir et
que nous étions obligés de rester près de toi, car la mitrailleuse
égalisait le trou d’obus au ras des crêtes. (...)
Je te reconnais,
Jolivet, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l’hôpital en
attaquant le fort de Vaux. Je ne te vois pas car ton visage a été d’un
seul coup raboté, et j’avais des copeaux de ta chair sur mes mains, mais
j’entends, de ta bouche inhumaine, ce gémissement qui se gonfle et puis
se tait. (...)
Je ne peux pas oublier que vous avez été des hommes
vivants et que vous êtes morts, qu’on vous a tués au grand moment où
vous cherchiez votre bonheur, et qu’on vous a tués pour rien, qu’on vous
a engagés par force et par mensonge dans des actions où votre intérêt
n’était pas. Vous dont j’ai connu l’amitié, le rire et la joie, je ne
peux pas oublier que les dirigeants de la guerre ne vous considéraient
que comme du matériel. Vous dont j’ai vu le sang, vous dont j’ai vu la
pourriture, vous qui êtes devenus de la terre, vous qui êtes devenus des
billets de banque dans la poche des capitalistes, je ne peux pas
oublier la période de votre transformation où l’on vous a hâchés pour
changer votre chair sereine en or et sang dont le régime avait besoin.
Et vous avez gagné. Car vos visages sont dans toutes les brumes, vos
voix dans toutes les saisons, vos gémissements dans toutes les nuits,
vos corps gonflent la terre comme le corps des monstres gonfle la mer.
Je ne peux pas oublier. Je ne peux pas pardonner. Votre présence
farouche nous défend la pitié. Même pour nos amis, s’ils oublient.(...)
Je refuse d’obéir. "
Jean Giono.
"Je ne peux pas oublier", Refus d’obéissance. Edition La Pléïade.
Extraits de Refus d’obéissance, que Jean Giono a publié en 1934.
Giono est allé en prison (à Marseille) pour ce texte et pour son refus de partir à la guerre, en 1939.
Il avait été soldat en première ligne en 14/18.
Avec les rétrospectives TV sur la bataille de Verdun, on peut voir au delà des mots de Giono ce que furent les carnages sur les collines de Vaux et de Duaumont qui pendant une dizaine de mois passèrent d'un camp à l'autre au prix de la vie de milliers de soldats Allemands, Anglais et Français jusqu'aux dernières victimes qui assurèrent la victoire (!) à la France : les supplétifs des ex colonies !
RépondreSupprimerComment ne pas comprendre Giono Un fait d'humanité au delà des atrocités : les colonnes de prisonniers allemands qui recevaient de quoi boire et manger des soldats français, compatissants, frères d'armes en qq sorte !
Tout à fait d'accord avec votre commentaire Mi♭.
RépondreSupprimerhttp://www.la-croix.com/Religion/France/Cette-violence-fruit-dizaines-annees-negligence-relations-humaines-2016-06-15-1200768843
RépondreSupprimerVotre référence est une référence absolue, une règle à se remémorer et son auteur, fondateur des cercles de silence fait partie de cette poignée de témoins sur lesquels nous nous appuyons pour rendre la vie plus "humaine" en toutes circonstances. Les cercles de silence ont une douzaine d'années dans mes contrées ; je ne les ai jamais fréquentés physiquement à cause des obligations familiales qui m'ont retiré de la vie militante collective.
RépondreSupprimerMerci d'avoir cité cet article, que je vais conserver aussi précieusement que ceux de JM Muller ou de Lulu. Puisque la non violence est déjà à cultiver en soi et en famille, je peux continuer à m'entraîner, il y a encore de quoi gratter pour que "la bête" se fasse humaine!
😊
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